Protéger les dépôts de la spéculation

Les pays anglo-saxons ont attaqué de front le problème des risques excessifs que font courir aux déposants les grandes banques « universelles » c’est-à-dire les banques qui combinent l’activité de banques commerciale (dépôts et crédits) et l’activité d’Investment Bank (prise de risques de spéculation et de marché). Au Canada et en Australie, les banques sont étroitement régulées depuis des années; les Etats-Unis sont en train de mettre en place la « Volcker Rule » qui interdira aux banques les activités de spéculation pour compte propre; l’Angleterre, qui a connu avec ses grandes banques des problèmes similaires aux nôtres, a décidé après longue réflexion d’imposer séparation entre les activités de banque commerciale et d’Investment Bank. Une banque anglaise devra soit arrêter la prise de risques de marché, soit organiser son activité de banque commerciale en filiale séparée qui devra être « clôturée » (« ringfenced »), isolée de l’Investment Bank et ne pourra lui prêter qu’un montant limité. Un peu comme si, au sein de Dexia, Dexia Banque Belgique avait eu interdiction expresse de prêter plus de quelques milliards à Dexia SA et Dexia France (l’entité la plus spéculative du groupe), au lieu des 50 à 60 milliards d’euros qu’elle avait effectivement prêtés, au mépris d’ailleurs des principes de bonne gestion.

Les grandes banques universelles du continent européen combattent les propositions de généralisation de ces règles anglaises à toute l’Union européenne, sous divers prétextes:

Cela réduirait leur taille, et la taille serait essentielle en matière bancaire. Curieux, car les études démontrent que la taille est plutôt défavorable à l’efficience et très défavorable au contrôle des risques. La recherche de la taille par les grandes banques européennes a surtout été un prétexte à des fusions et acquisitions exagérées, qui ont réduit la concurrence et accru le risque des banques, sans apporter de gains d’efficience.

Elles devraient se séparer de leurs activités les plus rentables, et donc compenser en augmentant les tarifs pour les clients de l’activité de banque commerciale. Rien n’indique cette rentabilité supérieure, surtout sur le long terme; de nombreuses banques commerciales de toute taille en Europe et dans le monde démontrent que leur activité traditionnelle, bien gérée, est tout à fait rentable.

Elles ne pourraient plus offrir à leurs clients les précieux services de leurs activités de marché. En réalité, beaucoup de ces services sont des produits compliqués et dangereux, que les salles de marché vendent avec insistance à des clients confiants (tant investisseurs qu’emprunteurs d’ailleurs). Une banque commerciale peut, au contraire, donner de vrais conseils à ses clients en ces matières, et acquérir ou assembler les produits adéquats, aux meilleures conditions de marché.

L’intérêt de l’économie belge et de ses banques

Il serait donc très utile pour la Belgique de s’engager dans une réflexion sur ces matières, dans l’intérêt de l’économie belge, mais aussi dans l’intérêt des banques elles-mêmes. Les Etats-Unis sont parvenus à assainir leur secteur bancaire plus rapidement que l’Europe, entre autres grâce à la présence de milliers de banques commerciales de taille souvent petite et moyenne, et malgré les dégâts causés (dans le monde entier) par leurs grandes banques universelles et Investment Banks. En attendant, une formule de protection des déposants et de l’État doit être trouvée.

Protéger les déposants et l’état

Des dépôts couverts; les déposants doivent-ils rester moins bien protégés que les autres créanciers des banques?

Les grandes banques universelles européennes ont donc largement utilisé leurs dépôts d’épargne pour financer leurs activités spéculatives. Celles-ci sont très consommatrices de liquidités et de nombreuses banques utilisent maintenant leurs meilleurs actifs (qui sont souvent les crédits et autres actifs financés avec leurs dépôts) pour constituer des gages (du « collatéral », en franglais financier) auprès de qui voudra bien leur faire crédit: les contreparties des dérivés et interbancaires d’une part, mais aussi les acheteurs d’obligations dites « couvertes », qui reçoivent en gage les meilleurs actifs du bilan des banques. Ceci a l’air innocent, mais en réalité relègue les déposants au rang de prêteur de second rang, subordonné. Si la banque fait faillite, les meilleurs actifs serviront d’abord à dédommager les créanciers « couverts »; les déposants, non « couverts » n’auront plus grand-chose. Dans la mesure où les dépôts de particuliers sont garantis par l’État, le risque principal est en Belgique supporté par l’État, c’est-à-dire les contribuables et donc en fait quand même les citoyens.

Tant que des mesures de séparation de l’Investment banking à l’anglaise ne sont pas appliquées en Belgique, l’État serait peut-être bien inspiré de prévoir une pratique simple de couverture des dépôts bancaires, inspirée d’ailleurs des « obligations couvertes » émises par les banques: puisqu’on fait bénéficier les obligataires, (et les contreparties de transactions sur dérivés, les banques centrales, etc.) d’une « couverture », pourquoi pas les déposants particuliers?

Un mécanisme simple

Un mécanisme simple prévoirait qu’une banque établie en Belgique et qui y collecte des dépôts aurait obligation de donner en nantissement, en couverture, de ces dépôts les crédits et autres actifs qu’ils financent. Si l’État belge continue de garantir ces dépôts, il bénéficiera de ce nantissement, qui réduira son risque à un niveau raisonnable. L’État pourra aussi refuser certains actifs inadéquats, et moduler la prime qu’il perçoit sur les garanties qu’il octroie, en fonction de la qualité des actifs reçus en couverture, selon les évaluations que font les régulateurs pour juger de la qualité d’un portefeuille de crédits. Ceux-ci doivent pouvoir faire sans problème ce genre d’évaluation pour des portefeuilles normaux de crédits normaux à des particuliers, des entreprises, des pouvoirs publics,… ( en se passant des ratings frelatés émis par les agences de notation d’ailleurs). Les banques qui plaideront qu’elles n’ont plus d’actifs à donner en nantissement démontreraient à quel point la situation actuelle est anormale, et à quel point il est urgent d’éviter d’en faire courir le risque aux déposants.

Ce mécanisme simple aurait évité ou fortement réduit les coûts et risques supportés par l’État belge pour soutenir les grandes banques, et d’une affaire comme Kaupthing. Il serait aussi un premier pas très utile vers une meilleure limitation des activités spéculatives des banques commerciales. Il serait très facile à mettre en place, en utilisant les pratiques et le cadre légal des « covered bonds », ces obligations couvertes que certains voudraient encourager. « Couvrons » d’abord les dépôts.

Professeur, Solvay Brussels School of Economics- ULB (dekeuleneer.com)

Une grande banque, dite « universelle », porte deux casquettes. Elle est gérante de dépôts et de crédits, d’une part, et elle pratique des investissements spéculatifs, d’autre part. Ces deux activités, combinées au sein de la même institution, avec le même argent, présentent des risques tels que – dans l’intérêt des déposants, autant que dans celui de l’économie en général – leur séparation s’impose, et ce afin que la banque d’affaires ne détruise pas, en fin de compte, la banque commerciale. Mais comment organiser cette distinction, alors que les grandes banques résistent au changement? Eric de Keuleneer propose un mécanisme simple…

Posted by Eric De Keuleneer at 8:45