Interview lobbies bancaires – L’Echo

Va-t-on dans la bonne direction?

Ça ne va pas assez vite, et ce n’est pas très coordonné. Malgré les exercices médiatisés du type G20, il y a très peu de coordination, parce qu’on a l’impression que les politiques  continuent à prêter une oreille  trop attentive aux arguments des  lobbies bancaires. Arguments qui sont parfois exprimés  par les banques elles-mêmes ou leurs fédérations, mais parfois  aussi, les banques arrivent à motiver des tiers, entre autres des entreprises pour défendre leurs intérêts en leur nom.

Vous parlez des CDS je présume ?

Entre autres, et des dérivés de manière générale. Les directeurs financiers et trésoriers d’entreprise sont montés au créneau. Alors pourtant qu’il s’agit souvent de protéger les entreprises contre des activités douteuses. Beaucoup  de ces produits dérivés sont trompeurs, et sont vendus à des entreprises  qui en souffrent tôt ou tard. Elles sont entraînées  parfois plus à spéculer qu’à véritablement se couvrir contre les risques. Certains  prennent l’exemple de la couverture de change qu’ils ne pourraient  plus faire si on centralisait le clearing des marchés de dérivés. C’est  tout à fait erroné. L’achat  ou la vente à terme de devise  ou de couverture de taux d’intérêt,  qui  sont   l’utilité essentielle des marchés dérivés pour les entreprises,   pourrait très clairement subsister  sans être  gêné par une plus grande centralisation. Prétendre, comme le font les lobbies bancaires et certains trésoriers d’entreprises, que les règles envisagées mobiliseraient des capitaux importants est faux aussi, car ces transactions nécessitent déjà aujourd’hui  des lignes de crédit ou des dépôts en garantie. En fait, ce qui serait plus difficile,  ce sont des transactions sur dérivés  plus ésotériques, qui  sont plus souvent des spéculations hasardeuses et d’une utilité douteuse  pour les entreprises, mais très rentables pour les banques et les traders motivés par leurs bonus, qui à leur tour cherchent à convaincre et motiver leurs clients. Ces motivations prenant des formes diverses. La plus innocente étant quelques invitations à Wimbledon ou à Rolland Garros. Les banquiers sont des gens qui reçoivent très bien, surtout les banquiers d’affaires, et ils arrivent visiblement  à faire faire une partie de leur lobbying par des tiers,

Au niveau des régulations en cours, d’un côté la population a ses représentants à la Commission et au Parlement, les banques ont leur fédération, leur lobby. Y a-t-il selon vous un équilibre entre les forces en présence ?

Pas vraiment. Souvent  le secteur public  ne dispose pas des informations de base. Ces informations sont souvent gardées au niveau des banques, vu le manque de transparence d’un grand nombre de ces marchés.   Les pouvoirs publics n’ont pas  suffisamment  les moyens d’analyser les études des banques et les aspects  fallacieux de  ces études.  On apprend que les lobbies bancaires ont dépensé des centaines de millions de dollars pour influencer le Congrès américain ; on  suppose qu’une grande partie est consacrée à des études, lobbying  juridiques et autres, et pas uniquement à des versements politiques en tout genres (Pour paraphraser Monsieur Beulemans, on sait que les banquiers d’affaire savent recevoir, comme je viens de vous le dire, mais ils savent aussi donner…, surtout au monde politique US) .  Mais les montants consacrés à l’info en tout genre représentent en tout cas de la communication massive, proche de la propagande, par rapport à laquelle les pouvoirs publics sont souvent  trop peu informés, mal équipés.

La Commission a demandé aux groupes de lobby de s’enregistrer et de montrer à quoi il s’emploie. La même demande va se faire au niveau du parlement. Cela ne vous semble-t-il pas suffisant ?

Non. On se rend bien compte que la simple divulgation n’est pas efficace. Voyez  la rémunération des patrons ; on avait cru qu’en obligeant la divulgation, on allait entraîner un effet de retenue. On constate que l’année passée, les rémunérations des patrons du Bel 20  sont en augmentation, alors que les performances n’y sont pas. Et personne ne semble gêné que l’on sache qu’il  gagne des millions d’euros et reçoive des augmentations  pour des performances négatives. On banalise, mais ça ne va pas changer grand-chose.

Régulation des fonds spéculatifs.

La régulation de base à leur égard a progressé, mais il ne sera pas facile de réguler leurs activités. Beaucoup de leurs activités sont inutiles ou même nocives pour l’économie, comme les spéculations massives et les manipulations de prix, mais ils ne sont de loin pas les seuls à en faire, et il faut leur reconnaître qu’ils ont mieux géré leurs risques que les banques, et que quand ils font des erreurs, ils les paient et tombent en faillite sans prendre en otage les pouvoirs publics et  les contribuables. Il n’est pas facile de réguler   les activités des hedge funds,   qui sont souvent des investisseurs comme beaucoup d’autres ; mais le problème est qu’ils ont des moyens considérables pour se financer, fournis par des banques,  et qu’ils bénéficient de nombreuses faveurs de la part des banquiers d’affaires. Essayons donc de limiter la capacité des banques de dépôts à financer la spéculation et particulièrement les hedge funds. Il  serait  utile aussi de renforcer la lutte contre le trafic de faveurs en tout genre auquel se livrent beaucoup de banques d’affaires.  Certaines études semblent indiquer qu’une  grande partie des performances  de hedge funds vient de faveurs en tout genre reçues de leurs banquiers, et même d’informations privilégiées, obtenues   sur des fusions-acquisitions, sur des opérations d’émission d’actions ou de convertibles, sur des problèmes   de crédit, …  . N’oublions pas aussi qu’on tolère n’importe quelle spéculation de la part de n’importe qui, entre autres parce qu’il n’y a pas de frais sur les transactions financières, et parce qu’on n’impose pas de vraie transparence. La transparence serait très utile sur les produits dérivés. Ce serait un vrai moyen de réduire la capacité de spéculation et de manipulation des banques et des hedge funds.

Mais l’affaire est devenue éminemment politique…

La volonté politique et même  nationaliste derrière l’attaque contre les hedge funds est tellement claire dans le comportement de certains responsables politiques, surtout  français ou allemands, que cela antagonise les anglo saxons, et bloque les débats . Je crois vraiment qu’ils se trompent de cible. Le vrai problème, c’est les banquiers, surtout les banquiers d’affaires, leur absence de déontologie et leur capacité financière excessive On entend souvent les banquiers réagir aux révélations relatives à leurs pratiques douteuses en disant la main sur le coeur qu’ils « n’ont rien fait d’illégal ».  Cela signifie que certaines lois doivent être modifiées, et renforcées. Il est grand temps aussi que des codes déontologiques rigoureux soient établis, avec force légale.  Cela protégerait tous les gens honnêtes qui travaillent dans les banques, et dieu sait qu’ils sont nombreux, qui veulent faire leur métier de façon honnête, et sont  souvent gênés de ce système pervers, de cette absence d’éthique, et de ces bonus qui visent à  transformer les  banquiers en chasseurs de primes.

Même chose au sujet des paradis fiscaux, une affaire politique?… mais alors où sont les vrais problèmes de régulation ?

Il faut en réduire le plus possible l’utilisation, mais les problèmes de la finance viennent du comportement des banquiers à New York, à Londres, à Francfort, à Paris, à Bruxelles ou Amsterdam. Ce ne sont pas vraiment des paradis fiscaux. Dans l’approche prudentielle, il y a toute la problématique du type d’activité des banques. Une banque de dépôts bénéficie de près ou de loin d’une garantie de l’Etat, parce qu’on ne peut pas laisser une telle banque tomber en faillite. Il y a moyen de réguler une banque de dépôt qui octroie des crédits, mais les  activités de marché sont  beaucoup plus difficiles à contrôler. De nombreux dirigeant et admnistrateurs ne savaient pas les risques qui étaient pris au sein de leur banque. Comment veut-on que le régulateur puisse contrôler ce qui se passe ? Le Glass Steagall Act en 1934  obligeait à la scission de ces activités, et limitait les capacités de nuire des banquiers spéculateurs jugés grands responsables de la grande crise financière des années 1930 ; il  n’a pas été voté par hasard, et l’analyse de Paul Volcker aujourd’hui, qui va dans le même sens est tout à fait bonne. Il faudrait interdire aux banques qui collectent des dépôts de développer  des activités spéculatives. Et il faudrait très strictement limiter leur capacité à financer des hedge funds, des sociétés financières, tout ce qui touche de près ou de loin à la spéculation. Les anglais  continuent à développer une approche indirecte pour arriver à ce résultat. En Grande-Bretagne, on a développé le concept du « plan funéraire » (« living will ») qui obligerait les banques à s’organiser pour faciliter leur démembrement au cas où l’une de leur composante a des problèmes. Pour prendre l’exemple d’une banque composée d’une entité juridique  de banque de dépôts et d’une autre qui fait surtout des activités de marché, la première  devrait strictement limiter les financements qu’elle donne à la  seconde, comme à toute autre société développant des activités financières et spéculatives. La banque de dépôt  se verrait imposer des limites très strictes quant aux placements de type financier qu’elle peut faire, du fait qu’elle collecte des dépôts.

Quid du lobby silencieux des actionnaires ? Ils ne vont certainement pas cautionner le retrait d’une activité rentable.

Alors, c’est que les actionnaires sont très mal avisés. C’est quand même les activités de marché et autres activités spéculatives qui ont tellement nuit à  Dexia, Fortis ou KBC . Rétrospectivement, les actionnaires auraient eu tout intérêt à ce que ces banques n’aient jamais développé ces activités spéculatives. Le problème est plutôt du côté de dirigeants et de traders qui aiment bien faire ces activités. C’est amusant et ça produit des bonus, quand tout va bien.

Quand on regarde les travaux du Comité de Bâle sur les exigences de fonds propres et la liquidité des banques,  y a-t-il de bonnes pistes ?

Oui, peut-être. On verra ce qui en sort. Le lobbying bancaire intensif démontre en tout cas que jusqu’à présent les principales recommandations vont dans le bon sens. En particulier, celles sur la liquidité. Le Comité de Bâle doit être prudent car dans Bale 2  il a donné aux agences de notation un rôle exagéré. Cela a été une erreur cardinale d’encourager une véritable sous-traitance du contrôle du risque crédit à ces agences qui ont des conflits d’intérêt gigantesques,  alors que la crise de 2001 avait déjà montré toute leur incapacité de gérer leurs conflits d’intérêt. Bale 2 entérinait une déviance de nombreux banquiers qui ne regardaient plus ce qu’ils achetaient, pourvu que cela bénéficie d’une bonne notation. Heureusement le Comité de Bale n’était pas entièrement dupe, et avait déjà appliqué des coefficients de risque plus élevés –qui faisaient crier  les banquiers- sur les dettes structurées et titrisées. Mais il s’agit d’une mentalité qui sera difficile à changer. On entend encore dire  aujourd’hui : « nous sommes très conservateurs, nous n’achetons que du «triple A » », par des gens qui ont dans le temps acheté sans trop savoir des CDO obscurs et de la dette de pays surendettés, et ne semblent toujours pas comprendre l’utilité très limitée des ratings  . Les investisseurs professionnels  et les banquiers et courtiers doivent être beaucoup plus responsabilisés sur la qualité des produits financiers.

Taxation des banques.

On  semble se diriger vers une taxation des banques,  sur leurs activités les plus spéculatives, et même une taxation particulière sur les banques qui dépassent une certaine taille. Ce serait une très bonne chose. De très nombreuses banques sont d’une taille trop importante pour le bien de l’économie. Il n’y a pas d’économie d’échelle véritable  dans le secteur bancaire. Il y a des cartels sur certains types d’activité, comme les marchés de dérivés et surtout les  CDS, les introductions en Bourse, les fusions et acquisitions. En combattant la taille par des mesures fiscales, on pourrait réduire le risque systémique que les grandes banques font courir et le risque de création de cartels. Je ne suis pas partisan d’une taxation généralisée sur les banques, mais bien d’une taxation en fonction des prises de risque et de la taille, qui aurait de très nombreuses conséquences positives, et une grande justification économique.

Ne risque t-on pas de réduire les capacités bénéficiaires des banques et leur capacité à financer l’économie ?

De très nombreuses banques sont encore en situation de surcapacité ; surcapacité à fiancer la spéculation, surcapacité à financer des pays surendettés, quitte à ensuite spéculer contre eux.  Accroître les exigences prudentielles  sur les activités spéculatives  et les taxer ne nous privera pas de grand-chose d’utile. N’oubliez pas non plus que dans de nombreux pays ce sont plutôt les petites banques, les coopératives et les banques publiques qui financent  la plus grande part de l’économie réelle.

Mais si la spéculation est rendue plus difficile, cela ne va-t-il pas réduire la liquidité des marchés ?

Peut être, mais vous savez, l’objectif de liquidité n’est pas un bon objectif d’intérêt général. Les pouvoirs publics devraient plutôt viser la stabilité financière et l’efficience de l’allocation des flux.  La liquidité n’est qu’un objectif secondaire, parfois en contradiction avec ces objectifs prioritaires. Mais évidemment les banquiers et spéculateurs préfèrent promouvoir l’objectif de liquidité qui justifie  les abus de marché. Les pouvoirs publics devraient cesser d’être dupes, et se rendre compte que cette fameuse liquidité n’existe que quand les vrais investisseurs n’en ont pas  besoin ; mais dès qu’on en a besoin, comme en 2008, elle disparaît. Le pire est alors que les investisseurs ordinaires  ne bénéficient plus de liquidité pour des  placements de bonne foi, mais bien les banquiers, à qui les banques centrales ouvrent les robinets, à taux pratiquement nul.  Le grand économiste  Keynes, que l’on a eu bien tort d’oublier dans les dernières décennies, avait déjà prévenu dans les années 1930 qu’il n’y a pas de liquidité pour la Société dans son ensemble. Il ajoutait que «  de tous les fétichismes de la finance, le plus anti-social est le fétichisme de la liquidité ».

Mais comme nous savons que les lobbies bancaires sont payés pour défendre l’indéfendable, attendons nous à recevoir encore de nombreux plaidoyers  en faveur d’une régulation discrète, en faveur de l’objectif de liquidité, et de la spéculation qui va avec , en faveur  de la taille des grandes banques, etc

Posted by Eric De Keuleneer at 8:21