FUSIONS – LES MYTHES ET LES REALITES

Lorsqu’une entreprise envisage une opération de fusion ou acquisition, l’existence éventuelle d’économies d’échelle est un des éléments importants mis en avant dans sa communication, tant vis-à-vis des marchés financiers et des actionnaires qui doivent la financer que de l’Autorité de la concurrence qui doit l’autoriser. De vraies économies d’échelle pourraient bénéficier aux clients, sous forme de meilleurs services à un prix plus bas, pour autant toutefois que le marché reste concurrentiel ;  la concurrence est en effet ce qui pousse les entreprises à partager leurs (éventuels) gains d’efficacité avec leurs clients, et si la concurrence n’est pas préservée dans le cas d’une fusion, le risque est grand que non seulement les clients n’en bénéficient pas, mais même qu’ils en soient les victimes, devant supporter un accroissement des prix, et même souvent aussi supporter une dégradation de la qualité du service.

Les raisons des fusions

Les fusions sont presque toujours accompagnées d’annonces d’économies d’échelle ou de « synergies », mais on peut s’interroger sur la validité de ces annonces et sur les autres raisons de ces fusions.

- Un dogme de la pensée économique actuelle veut que les économies d’échelle dans tous les secteurs soient illimitées, et donc que toutes les entreprises doivent grandir sans limite.  De ce fait, il conviendrait non seulement de toujours tolérer les fusions d’entreprises, mais même de les encourager.  Selon ce dogme, plus une entreprise est grande, plus elle sera forte.  Il est amusant de se rappeler que les planificateurs staliniens ne pensaient pas autrement.  En tout cas, à défaut d’autre stratégie, l’objectif « faire des acquisitions » est tentant et facile pour des dirigeants.

- Un certain nombre de fusions et d’acquisitions proviennent de la simple volonté de pouvoir de dirigeants : leur prestige, leur pouvoir, leur ego s’en trouvent renforcés.  Certains facteurs financiers les encouragent aussi.  Le « jeux des price/earning », ce que l’on appelle parfois la comptabilité d’acquisition, permet à une entreprise d’accroître mécaniquement son bénéfice par action ; la créativité comptable d’acquisition initiée par ITT dans les années 70 est toujours présente sous diverses formes, et permet dans l’immédiat de gonfler des bénéfices apparents à court terme.

- L’exemple des banques est très bien documenté et très caractéristique ; lors d’une fusion elles espèrent garder le même nombre de clients et réduire leurs coûts.   La réalité semble rarement rejoindre les promesses. Les études à cet égard semblent conclure que les économies d’échelle plafonnent pour les banques d’une taille moyenne.  Les études montrent aussi que les petites banques ont souvent une meilleure productivité au niveau des revenus, probablement parce qu’elles ont un meilleur rapport avec leurs employés et clients, et peuvent donc vendre plus et mieux par unité de personnel.

Un examen statistique simple de l’efficacité ou de la rentabilité des 500 plus grandes banques en Europe et aux Etats-Unis ne montre pas  d’économies d’échelle, au contraire : efficacité (rendement des actifs) et rentabilité (rendement des fonds propres) décroissent plutôt avec la taille.

Il n’est pas non plus évident qu’une fusion ou une acquisition soit le meilleur moyen pour une banque d’élargir la gamme des services qu’elle offre ; la sous-traitance est souvent plus efficace, et permet d’ailleurs à une banque d’offrir quasiment tous les services, même en assurance, quelle que soit sa taille, et dans chaque cas les meilleurs services, plutôt que des « produits maison » souvent médiocres.

Quand on analyse la rentabilité des banques par pays, on constate d’ailleurs un lien important avec le degré de concentration du marché (défini comme la part de marché détenue par les 4 ou 5 principales banques de chaque pays).  On peut donc penser que les fusions accroissent les profits, non pas du fait de la taille, mais du fait d’une cartellisation. En Belgique, depuis les grandes fusions de ces dernières années, les marges à l’octroi de crédits aux entreprises semblent avoir augmenté.  Les marges sur les dépôts de particuliers ont aussi plutôt augmenté ces dernières années.  Quant à la qualité du service, elle ne semble pas avoir augmenté.

- Dans beaucoup d’autres secteurs aussi, les économies d’échelle sont souvent présentées comme des raisons officielles de fusion, encore celui de gagner des places dans le classement du secteur.  Ce dernier éléments est pertinent pour des produits grands publics.

- Certaines fusions sont motivées par l’ambition de dirigeants, leurs craintes d’être rachetés s’ils ne rachètent pas, ou leur désarroi face à l’interrogation « êtes-vous suffisamment grand pour  survivre ? », manifestation récurrente de la pensée unique ; ces craintes et désarroi sont entretenus par les banques d’affaires et autres conseillers à qui ces opérations apportent de généreuses commissions.

- De nombreuses fusions sont motivées par la recherche d’une part de marché permettant d’acquérir une position dominante ou d’organiser au mieux un cartel. La Commission européenne a accepté dans le passé l’argument selon lequel la concurrence avait changé de nature, et devait se mesurer à l’aune européenne.  Il est aujourd’hui évident que dans divers secteurs, tels que les services financiers, l’électricité, les télécoms, les consommateurs sont fortement captifs de réseaux nationaux ou régionaux, et que le concentration doit bel et bien toujours se mesurer dans un contexte national ou régional.

- La tendance au gigantisme n’est pas inoffensive,  elle n’est pas non plus inéluctable. Elle s’inscrit très souvent dans une logique de pouvoir plutôt que de productivité. Il faut espérer que nous aurons en Belgique la lucidité de regarder froidement un certain nombre de ces opérations, et que nous saurons, comme les autres pays industrialisés, défendre l’indépendance de nos entreprises afin de leur permettre de se développer sans contraintes abusives, et sans être vendues à d’autres entreprises, souvent moins bien gérées.

La concentration de pouvoir économique à laquelle on assiste pour le moment représente un danger pour le consommateur, et pour la démocratie, dès lors que certains des mastodontes qui sont en train de se constituer peuvent échapper à tous les contrôles du fait de leur caractère démesuré, dès lors que certains patrons et lobbyistes prétendent ouvertement déterminer le processus législatif.

Il faut donc espérer que soient renforcés les législations et institutions de contrôle des marchés et d’abus de positions dominantes, tant nationales que supranationales, et en particulier que la commission européenne puisse poursuivre le travail accompli – difficilement – dans ce domaine ces dernières années.

Les dangers des concentrations

Cela peut sembler tellement désolant qu’on en refuse l’évidence, mais il pourrait y avoir dans certains secteurs aujourd’hui en Europe moins de concurrence qu’il y a quelques années, et plus de risque d’abus de positions dominantes.

Les principales victimes d’abus de positions dominantes sont les consommateurs particuliers et les entreprises petites et moyennes (à plus long terme, les dominants en seraient aussi victimes : les rentes de monopole n’ont jamais conduit à une grande efficacité). Ces PME, qui démontrent régulièrement être plus productives, innovantes et créatrices d’emplois que les grandes, ont de plus en plus de mal à s’approvisionner dans certains marchés dans lesquels elles ne peuvent bénéficier du peu de concurrence qui subsiste, ou de la faible concurrence qui apparaît dans le cadre d’une libéralisation ratée (cas du secteur de l’électricité).  En fait, les politiques publiques qui favorisent les grandes entreprises et les grandes fusions par des mesures fiscales, des protections dominantes,…, nuisent au segment le plus productif et créateur d’empli de nos économies, les PME qui se développent le mieux dans les marchés transparents et non dominés.

 

Posted by Eric De Keuleneer at 7:52