ACTION PUBLIQUE & MAXIMISATION DES PROFITS

Né au 18siècle, l’utilitarisme était porteur d’un grand espoir d’amélioration des décisions publiques ; il reste riche d’enseignement à cet égard

Les sociétés primitives pratiquaient le sacrifice couramment, pour des raisons liées aux mécanismes de survie de la horde (qui doit parfois s’enfuir en abandonnant les plus faibles), ou à des croyances religieuses en des dieux terribles, avides du sang d’innocentes victimes,  ou encore à la nécessité de régulièrement évacuer les tensions en rejetant les fautes sur une victime expiatoire, le « bouc émissaire ». Nous aimons penser que ces temps sont révolus.

Diverses religions sont imprégnées de principes de justice et d’amour  qui font leur grandeur, mais les institutions qui s’en prévalent ne renoncent cependant pas à y trouver une apologie du sacrifice qui permet d’utiliser des schémas archaïques et de faciliter la diffusion  d’idées simples ; au risque d’accroître  la violence, car le sacrifice enferme dans la logique de violence.

Les autorités civiles éclairées ont prétendu nous délivrer des conséquences funestes de l’aveuglement obscurantiste.  Elles ont pourtant aussi requis des sacrifices importants au cours des siècles, du fait de l’arbitraire et des caprices de dirigeants, ainsi que de diverses formes de volonté de conquête ou encore du nationalisme, la meilleure définition d’une patrie étant qu’elle demande des sacrifices.

L’apparition au 18siècle de l’utilitarisme pour guider les choix de la vie publique a permis de réduire l’arbitraire et le penchant  sacrificiel des classes dirigeantes.

L’utilitarisme vise à mesurer  la satisfaction (matérielle et autre) des citoyens selon une norme appelée « utilité », dont la quantité totale doit être optimisée.  Le système a des défauts, entre autres la difficulté de mesurer l’utilité avec les nuances nécessaires ; mal appliqué, il justifie aussi des sacrifices.  Bien pensé, il permet cependant une évaluation des politiques publiques et de leurs retombées, et un dédommagement de ceux à qui des désagréments sont imposés.  En refusant cette analyse, on tombe soit dans l’arbitraire du Prince qui décide souverainement que les conséquences A sont plus importantes que les conséquences B, soit dans le productivisme (une caricature de l’utilitarisme) pour lequel tout ce qui provoque un accroissement de production est bon,  ceux – individus ou environnement – qui en souffrent devant accepter le sacrifice (toujours lui).

Le dossier des vols de nuit, par exemple, pourrait être débattu en termes simples d’un utilitarisme éclairé.  D’un coté l’accroissement d’utilité créée par l’extension de vols de nuit pour les citoyens qui en bénéficient, de l’autre la diminution d’utilité pour ceux qui en souffrent.  Il est possible de ramener l’un et l’autre à des valeurs monétaires ; même si des citoyens peuvent trouver choquant que l’on veuille monétiser leurs nuits blanches et leur stress, une quantification (coût de l’isolation acoustique, dépréciation immobilière, dégradation de santé) vaut mieux que rien.  Des compensations financières peuvent alors leur être octroyées, soit par les compagnies qui profitent de ces nuisances et doivent en intégrer le coût, soit par les pouvoirs publics qui souhaitent subsidier cette activité.

Dans d’autres secteurs (tabac, alimentation, pharmaceutique,…) aussi, la maximisation simpliste des profits suppose que l’on sacrifie l’intérêt des citoyens.

Une approche utilitariste est en tout cas préférable à une démarche dans laquelle on considère que certains doivent être sacrifiés.

L’utilitarisme est loin d’être un valet du capitalisme.  Les profits réalisés n’entrent dans les calculs d’utilité que pour autant qu’ils reviennent aux citoyens, et de façon dégressive. L’utilitarisme a permis et permet de faire fonctionner une économie de marché qui met l’intérêt des gens au centre d’un système que l’on peut appeler un capitalisme efficace et humain.

Aujourd’hui la maximisation des profits est l’objectif avoué du productivisme, et l’objectif inavoué de l’action publique molle, si l’on peut appeler ainsi les interventions étatiques qui, en voulant encourager l’économie, se font otages des lobbys, car les profits sont le moteur des lobbys (et d’une certaine pensée unique qui veut que « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain », affirmation bien souvent fausse).  Une action publique éclairée – en contraste avec la version molle – peut et doit encore dans de nombreux cas améliorer la qualité de la vie en société ; une approche utilitariste bien comprise peut lui apporter beaucoup de lumière.  Sans action publique éclairée, il est à craindre que le dieu profit impose des sacrifices croissants aux citoyens.

Posted by Eric De Keuleneer at 2:18