« La croissance : réalités et perspectives »

Discours d’introduction – 21ème Congrès des Economistes – 26/11/2015

Sujet qui s’annonce par un mot simple, la croissance est certainement un sujet de débat. Elle est parfois présentée comme une réponse facile à des questions fondamentales de société : pour sortir de la crise, résoudre le problème de la dette, créer des emplois, la croissance est avancée comme une réponse un peu incantatoire, et pourtant, ce concept de croissance amène en réalité beaucoup de questions

Le Congrès des économistes 2015 aborde la croissance économique de façon très large, car l’origine de la croissance économique fait intervenir des phénomènes d’ordres divers ; il est bon que nous nous penchions sur l’apparition de la croissance économique, ainsi que sa finalité, et que nous essayions d’en examiner les ressorts à travers l’histoire et dans le cadre des objectifs de notre société contemporaine.

La croissance économique semble, à chaque période où elle est apparue, avoir été plutôt un phénomène spontané, mais certaines mesures influencent sans doute le niveau et le type de croissance économique. Les conséquences de ces mesures semblent cependant très différentes selon les contextes. Il est donc important d’analyser ces mesures, leur pertinence et leurs conséquences, tant à court qu’à long terme. En supposant que des décisions de politique économique puissent influencer la croissance, doivent-elles viser un niveau de croissance, et alors lequel? La fixation d’objectifs d’équilibre fiscaux ou monétaires stricts semble plutôt réduire la croissance, mais il faut aussi s’interroger sur les limites en matière d’endettement et de création monétaire. Des objectifs en matière de protection de l’environnement peuvent représenter une limite à la croissance, mais aussi être un vecteur de croissance à certaines conditions.

Une question se pose d’emblée et servira de fil rouge à de nombreux travaux de ce congrès, nous parlons de croissance, mais croissance de quoi? On peut conceptuellement distinguer croissance du bien- être et croissance du Produit National Brut, mais pour le faire en pratique il faut une définition et une mesure raisonnablement fiables du bien-être. Il est aussi important d’examiner la croissance de l’emploi, car il est des croissances qui génèrent plus ou moins d’emplois, et des emplois de « qualités » et de rémunérations très diverses. Ceci active les réflexions relatives à la compétitivité d’une économie, et à la compétitivité du travail contractuel au sein de cette économie, entre autres au regard du cout du travail contractuel et de sa fiscalité. En cascade, cette question pose aussi la question du mode de financement de la sécurité sociale, et la soutenabilité de ce financement. Ainsi que les questions relatives à la distribution des fruits de la croissance, et aux inégalités.

Et puis aussi on se demandera quel niveau et quel mode de croissance? On trouve à travers l’ensemble des décideurs politiques de nombreux partisans d’une croissance soutenable, plutôt que « n’importe quelle croissance « . Mais lorsqu’il s’agit de faire dans l’immédiat et en pratique les efforts nécessaires pour protéger l’environnement, réduire les inégalités, protéger les générations futures, le consensus est plus difficile.

Notre Société a bien du mal à définir ses objectifs, mais c’est pourtant bien nécessaire, car certains des objectifs qu’elle se fixe par défaut, ou sous la pression de groupes d’intérêts particuliers, peuvent lui être devenus nuisibles. Ainsi par exemple, une certaine vision des théories de marchés efficients recommande de réduire au strict minimum les frais de transaction et les coûts de transport pour permettre cette efficience censée être alors « naturelle » des marchés.

Les coûts de transport ont été réduits et subsidiés dans beaucoup de pays, dont la Belgique; cette politique présente un coût élevé pour les pouvoirs publics et pour la qualité de l’environnement, et, lorsque les subsides sont donnés aux véhicules individuels, cela devient souvent contre-productif en matière de mobilité, du fait d’un excès de camions et de voitures. Il faudrait en calculer et intégrer les externalités beaucoup plus qu’aujourd’hui, et s’interroger sur l’impact de ce type de politique sur l’aménagement du territoire, et la suburbanisation ou l’éclatement territorial que l’on connait bien chez nous. Les villes denses offrent une empreinte environnementale réduite, et semblent être les meilleurs creusets de créativité et d’innovation, ce qui plaide plutôt pour une re-urbanisation, et les politiques de transport qui l’encouragent.

Dans le secteur de la finance, la quasi-suppression des frais de transaction a accompagné une croissance considérable de l’activité financière, sans toujours de bénéfice pour l’économie en général, mais avec des inconvénients très évidents. Parmi ceux-ci, l’accroissement des risques, la constitution de positions dominantes et des rentes qui les accompagnent, ont permis l’apparition de rémunérations très élevées, souvent effets d’aubaine asymétriques. Le secteur est aussi très dépendant de subsides et protections en tout genre.

  • La constitution de rentes de situation n’est d’ailleurs pas limitée au secteur financier. Des secteurs de base comme l’énergie, les télécoms le ciment, la bière, …, sont caractérisés par de fortes concentrations des acteurs, au détriment de la concurrence, et au privilège de rentes de situation de quelques-uns. La protection de la propriété intellectuelle, chose en soi logique à divers points de vue, est parfois mise au service de véritables abus, dont l’appropriation privée de nombreux biens publics.
    Un assez large consensus existe pour considérer que l’innovation dans les secteurs non-financiers est très positive pour l’activité économique et la croissance du bien-être, et les pouvoirs publics peuvent fortement encourager cette innovation par un financement approprié de la recherche, en particulier au bénéfice de la création d’entreprises, les entreprises petites et jeunes semblant être les plus innovantes et créatives. La protection de la propriété intellectuelle doit à cet égard aussi trouver le bon niveau, qui encourage l’innovation et en garde le coût abordable.
    Au total, la croissance de productivité, pourtant nécessaire à la croissance économique, pourrait être fortement limitée par cette conjonction d’affectation de ressources et de subsides exagérés dans certains secteurs, et de consolidations de rente. Au détriment de ces principes de base de l’économie de marché, que sont la concurrence et la transparence, censées d’après Adam Smith permettre l’exercice d’une main invisible, mais qui trouvent parfois peu de défenseurs parmi ceux qui se revendiquent de cette économie de marché.

Eric De Keuleneer

Posted by Eric De Keuleneer at 11:04