De la Gouvernance des Institutions et du Respect des fonctions

Discours de rentrée du Président de l’ULB, prononcé le 18 septembre 2015

En ces temps de nouvelle gouvernance à l’ULB, et de transition vers une nouvelle gouvernance à l’Hôpital Erasme, il me semble utile d’évoquer ici quelques réflexions sur le concept même de gouvernance, et sur ses liens avec la Liberté. Je voudrais commencer par remercier tous les collègues qui ont participé à nos réflexions sur la gouvernance de l’Université et de l’hôpital ces dernières années, et particulièrement notre collègue Alain Eraly qui, avec une énergie, une ténacité et un talent considérables, a fait évoluer et concrétiser ces réflexions. La nouvelle gouvernance se met en place à l’Université depuis 18 mois, et les décisions relatives à la nouvelle gouvernance de l’Hôpital Erasme ont été proposées et acceptées en Juin-Juillet.

 La Gouvernance reste encore source de beaucoup de malentendus, et mérite en tout cas une place dans les débats de société en général, puisqu’elle concerne la définition des missions des Institutions, leurs règles de fonctionnement et leur évaluation. Elle doit évoluer régulièrement, car l’environnement, les circonstances évoluent ; 

Dans le secteur privé, où les grandes entreprises un peu partout posent des problèmes de gouvernance, certains considèrent qu’il suffit d’aligner  l’intérêt financier  des actionnaires et des dirigeants par des rémunérations incitatives massives. Cette approche est en train de corrompre les fondements mêmes du système. Lorsque Adam Smith, fin du 18ième siècle, a élaboré le système qui allait devenir l’économie de marché moderne, il pensait que l’intérêt du marchand ne pouvait être opposé à celui de son client ou de son partenaire, car son intérêt était de gagner leur confiance, tout en poursuivant l’ensemble des missions parfois diverses et subtiles qui motivaient son entreprise. En fait, les rémunérations abusives et asymétriques qui se généralisent depuis 30 ans dans certains secteurs encouragent la fraude et la tromperie au détriment des clients. Elles créent aussi  des inégalités grandissantes, souvent par enrichissement d’aubaine,  et détournent les acteurs du respect normal de leur fonction, en les transformant en des mercenaires chasseurs de primes. L’économie a besoin de réformes profondes de la gouvernance de beaucoup de grandes entreprises, car certaines pratiques de rémunérations conduisent à des comportements prédateurs qui peuvent être particulièrement nocifs dans des secteurs sensibles, comme le secteur pharmaceutique ou le secteur financier. Des amendes pour des montants de dizaines de milliards d’euros ont été imposées ces dernières années à des entreprises de ces deux secteurs pour comportement abusif, sans réelle modification de ces comportements.

Dans le secteur public également, certains pensent qu’un débat sur la  gouvernance n’est pas nécessaire,  parce que les acteurs  visent naturellement l’intérêt général, et que le contrôle par le suffrage universel sanctionne automatiquement les déviances quand elles apparaissent. C’est tout aussi illusoire. Et  il est dangereux de croire que l’assimilation à la logique privée de l’intérêt de l’actionnaire, ou la privatisation, sont de bons remèdes aux éventuels problèmes de gouvernance publique; le  secteur financier belge p.ex. a été dramatiquement fragilisé par les  privatisations des banques publiques dans les  années 1990.

La gouvernance publique  et la  Régulation, trop faibles,  ont aussi beaucoup de mal à corriger les aberrations de marché et abus de monopole, de plus en plus fréquents. La mauvaise gouvernance est au service des intérêts particuliers, du favoritisme et du copinage, elle a donc beaucoup d’amis. 

En fait, tant dans le secteur public que dans le secteur privé, et dans le non-marchand, la bonne gouvernance des Institutions n’est pas immanente; elle ne découlera pas non plus, comme le prétendent certains codes de gouvernance laxistes,  d’un alignement d’intérêts particuliers et d’incitants massifs. La bonne gouvernance consiste à mettre en place les missions, les mécanismes et les règles qui donneront le pouvoir de gestion et de contrôle à des gens compétents qui n’abusent pas de leur pouvoir, bref, qui respecteront leur fonction.

La respect de la fonction amène le banquier à conseiller le client dans l’intérêt de celui-ci plutôt que selon les instructions commerciales de la banque, le médecin à résister aux pressions commerciales qui veulent en faire des vendeurs  de médicaments, pas toujours utiles, parfois nocifs. Ceci signifie une déontologie, des codes de comportement formels, qui aussi font partie de la bonne gouvernance. Et qui doivent permettre des actions en justice lorsqu’ils sont transgressés.

Le rôle des membres de conseil d’administration (ou d’autres collèges d’ailleurs) est essentiel et délicat ; ils doivent participer ouvertement aux débats menant à des  décisions d’intérêt collectif,- type de décisions ô combien précieuses, très différentes de compromis  entre des intérêts particuliers. Ceci  nécessite une indépendance et  un grand respect de sa fonction, pour que l’administrateur en tout temps refuse les instructions, qu’elles viennent d’un actionnaire réel ou supposé, ou de tout autre intérêt particulier ; et qu’il garde son libre-arbitre. Et puisse ainsi aider les Institutions à garder l’autonomie nécessaire au bon fonctionnement des Sociétés Ouvertes.

A l’origine des réflexions sur la notion d’Etat, on trouve la théorie des « Deux Corps du Roi », concept selon lequel le Roi a un corps Institutionnel, et un corps physique. Le corps Institutionnel, la fonction Royale,  ne meurt pas, et  est source de loi. Le corps physique est mortel et soumis aux lois, et doit respecter la fonction royale.

Ernst Kantorowicz, un des plus grands historiens du siècle dernier,  y voit l’origine d’un  grand schisme anglo-continental, soutenant que, si ce concept a été progressivement adopté en Angleterre dès le  moyen-âge, -adoption accélérée par l’avènement du Parlement-, le pouvoir royal en France l’a étouffé, insistant sur le pouvoir absolu du Roi, et les juristes français se sont soumis (déjà), entraînant une grande partie du Continent. Ceci explique peut-être la moindre robustesse des institutions en France, et dans des pays comme l’Espagne. L’Absolutisme, et la servilité, y  ont été beaucoup plus facilement acceptés, et l’indépendance des fonctions et des Institutions beaucoup moins. 

L’Angleterre a peut-être été influencée par l’exemple de Thomas Becket. Compagnon de débauche du Roi Henri II, devenu fin du 12ième siècle Archevêque d’Angleterre suite à l’insistance du Roi qui voulait un Archevêque obéissant, il défendit le respect de l’intégrité de cette fonction qu’il n’avait pas sollicitée (on le comprend), jusqu’à être assassiné, probablement sur ordre du Roi qui ne supportait pas son indépendance inattendue. Assassinat à l’origine d’un mythe fondateur dans la conscience collective anglaise, que le concept des « Deux Corps du Roi » et ensuite la Réforme et l’insistance des Protestants à assumer la responsabilité personnelle, ont probablement renforcé. Depuis longtemps, le concept de respect de la fonction a une signification forte en Angleterre.

Des Institutions bien gouvernées ont plus de chance de rester autonomes, et ceux qui y travaillent de rester libres. Au bout de la bonne gouvernance se trouve donc la liberté. Par liberté, je n’entends pas la possibilité de faire n’importe quoi, mais notre libre-examen, la possibilité d’exercer son libre arbitre dans un cadre documenté et contradictoire.   Paul Hymans, à qui le grand hall de ce bâtiment  vient d’être dédié, déclarait en 1938 : « la liberté est un stade supérieur de la vie sociale. On y  arrive par un long effort. Elle ne se donne pas. Il faut la conquérir. Pour la garder il faut la mériter ». En mars 1940, les 75 ans de Paul Hymans inspiraient à Jules Bordet les propos suivants «…  Sa carrière est un hymne à la liberté. Nul n’a souligné avec plus d’insistance la nécessité d’élever le niveau de la culture et de veiller à l’éducation morale,… . Il ne suffit pas, disait-il, de proclamer la liberté ; elle suppose une capacité et une organisation… .»

Nous devons préserver cette liberté qui est dans les gènes de notre institution. Nous la préserverons par la bonne gestion de l’Institution,  par une vigilance et une réaffirmation constantes. Les années 1990 avaient fait croire que partout la combinaison de la démocratie et de l’économie de marché assurerait l’avènement ou la consolidation de la liberté individuelle. Le début du 21ième siècle a connu la fin précoce de cet espoir qui était peut être une simple euphorie, cette idée de « Fin de l’Histoire » dont Fukuyama avait marqué les esprits, avant de se repentir, de façon brillante d’ailleurs.  L’économie de marché est créative et créatrice, mais elle n’est pas tenable dans son fonctionnement actuel ; mal régulée, dominée par des intérêts particuliers, elle  génère des inégalités, des pollutions et des soubresauts dont elle a de plus en plus de mal à se guérir, et, peut-être en corollaire ou en pitoyable antidote, l’obscurantisme revient en force menacer ce que beaucoup avaient cru être les acquis d’une civilisation humaniste, et demande une soumission  qui semble être pour  certains plus rassurante que la liberté ; ceux qui veulent restreindre la liberté et le libre-examen visent en fait toujours leur propre pouvoir, personnel et abusif . Le combat pour la liberté personnelle et l’autonomie des Institutions reste essentiel, et une bonne  gouvernance en fait partie.

Je nous souhaite à tous une année fructueuse au service du progrès et de la liberté.

Eric De Keuleneer  18 septembre 2015

 

Posted by Eric De Keuleneer at 12:53