« On n’a pas tiré de leçon de la Générale »

 

« On n’a pas tiré de leçon de la Générale »

CONDIJTS,JOAN

Le Soir – Mardi 22 janvier 2013

Histoire Eric De Keuleneer, professeur à Solvay, conclut la série consacrée au raid sur la « Vieille Dame »

ENTRETIEN

Après les « acteurs » la semaine dernière (Minc, Davignon, De Benedetti), Eric De Keuleneer, professeur à la Solvay Brussels School of Economics, souffle également les vingt-cinq bougies du raid sur la Société de Belgique. Un anniversaire au goût amer pour l’économiste.

Vingt-cinq ans après les faits, quelle importance peut-on accorder à cette OPA ?

Une importance considérable. C’est un tournant majeur pour l’économie belge avec davantage de côtés négatifs que positifs.

C’est-à-dire ?

L’attaque, en elle-même, n’avait rien d’extraordinaire. C’est la réaction qui a été dramatique. Dans de nombreux pays qui ont été confrontés à ce genre de raids, les réactions ont servi à renforcer les entreprises du pays. Ici, la réaction a été mauvaise et a conduit à la perte des centres de décision ou à leur mise sous tutelle de groupes étrangers.

Quelle est cette réaction ?

Qui réagit ?

Le patronat belge et avant tout la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) qui a préféré, pendant les années nonante, défendre certains de ses membres plutôt que l’intérêt général. Au lieu de défendre l’indépendance des entreprises, la FEB a privilégié la défense des intérêts des holdings et donc la voie de l’actionnariat de référence, enjolivée par le mythe de l’« ancrage belge ». La Commission bancaire n’a pas été beaucoup plus clairvoyante.

Qu’aurait dû faire la FEB ?

Le patronat belge aurait dû être plus réceptif aux mesures possibles et largement répandues dans de nombreux pays pour assurer l’indépendance des entreprises. Petrofina, Tractebel ou les AG se battaient pour cette indépendance mais cela allait à l’encontre des milieux plus traditionnels du capitalisme belge qui étaient les patrons des grands holdings.

L’erreur fondamentale de l’establishment autour de la Générale est d’avoir cherché un « partenaire » dès le départ au lieu d’essayer de sauvegarder l’indépendance, ce qui exigeait des réformes structurelles importantes. Il aurait aussi fallu prendre le risque de forcer De Benedetti à une OPA à 100 % qu’il n’avait probablement ni l’envie ni les moyens de faire ; il voulait prendre le contrôle à bon compte, comme cela se faisait en Belgique et en Italie, souvent au détriment des minoritaires.

Etienne Davignon estime (« Le Soir » de vendredi dernier) que Suez (le partenaire en question) a fait ce que la Générale aurait dû faire, à savoir restructurer les participations…

Je pense que De Benedetti l’aurait fait dans un plus grand respect des entreprises sans aller jusqu’à complètement les vendre ou les absorber. Parce que, soyons de bons comptes, qu’a fait Suez ? Pendant les années nonante, la Générale n’a cessé de renflouer Suez empêtrée dans son immobilier, sa mauvaise gestion, son endettement excessif… Sans la Générale, Suez aurait été en faillite en 1995 et en 2002. Et meme

aujourd’hui, les actifs énergétiques belges de GDF Suez, soit Tractebel et Electrabel, représentent probablement 80 % des bénéfices de ce groupe.

Quelle leçon peut-on tirer

de cette affaire ?

Le gros problème, c’est que l’on ne l’a pas tirée. Le drame de la Belgique est que, sous pression d’Albert Frère et de Suez, et à cause de la faiblesse d’analyse du patronat, on a choisi de défendre l’idée d’un actionnaire de référence. On peut faire une erreur de diagnostic mais persévérer comme on l’a fait et permettre à Frère et Suez d’utiliser cette notion d’actionnariat de référence, d’« ancrage belge » dont ils se gargarisaient, pour vendre et rançonner les entreprises, c’est malheureux. Frère et Suez ont pillé l’industrie belge.

Quelle est donc la leçon à tirer ?

Il faut sortir de cette prison intellectuelle. Le cycle normal des entreprises consiste à passer d’un stade entrepreneurial à un stade familial puis « boursier » à actionnariat dispersé. En Belgique, boursier est devenu « filiale » et plutôt filiale d’un groupe étranger. Pour en sortir, il faut suffisamment de mesures réglementaires, fiscales et autres qui permettent d’encourager l’indépendance de sociétés cotées. Les Etats-Unis ont par exemple pris des mesures défavorisant les holdings.

Un quart de siècle après ce raid, dans quel état se trouve

le capitalisme belge ?

Il y a eu incontestablement une poursuite de la montée en puissance des entreprises familiales, surtout flamandes. Un « Mittelstand » comme disent les Allemands, qui comprend des entreprises de toute taille mais leader européen ou mondial dans leur secteur souvent très spécialisé. Ce qui manque, c’est ce qu’on a perdu : des grandes entreprises d’énergie, de finances…

Les jeunes Belges se dirigent plus vers les sociétés familiales, ce qui est positif mais à cause de la disparition des grands centres de décision, les effets positifs sur quantité d’activités de service, sur la formation des jeunes sont menacés.

L’illustration de ce que vous dites est Fortis : une grande société, cotée, sans actionnaire de référence…

Tout à fait. Malheureusement, ce cas illustre la perversité de cette mentalité d’actionnaire de référence : Fortis a écouté les grandes banques d’affaires qui lui soufflaient à l’oreille que sans actionnaire de référence, il était vulnérable et donc qu’il fallait grandir. Absurde car presque aucune grande banque dans le monde n’a d’actionnaire de référence. Mais cette mentalité défensive a mené au rachat inutile et imprudent d’ABN Amro et a fragilisé la banque à un mauvais moment.

Posted by Eric De Keuleneer at 10:39