Evasion fiscale de GDF: les questions en suspens

XAVIER COUNASSE

Le Soir – Samedi 15 mars 2014

énergie Un mois après la révélation, retour sur l’affaire «GDF Suez»

GDF Suez est soupçonné d’avoir surfacturé son gaz à Electrabel.

L’enquête avance, et le montant du délit varierait entre 200 et 350 millions d’euros.

Il y a un mois, jour pour jour, la presse révélait que l’Inspection Spéciale des Impôts belge (ISI) enquêtait sur une potentielle évasion fiscale du groupe français GDF Suez.

Bref rappel des faits: le régulateur belge, la Creg, a rédigé un rapport «confidentiel» qui accuse clairement le géant énergétique français d’avoir surfacturé son gaz à sa filiale belge Electrabel au cours de l’année 2012. La Creg estime d’ailleurs le bénéfice réalisé par GDF Suez dans l’opération à 500 millions d’euros.

Le problème tourne en réalité autour des prix de transfert: GDF Suez, qui négocie ses contrats d’achat de gaz avec les Russes ou les Norvégiens, revendrait selon la Creg ce même gaz à Electrabel en prenant une marge qui avoisine les 20%. Electrabel revend ensuite ce gaz à prix coûtant (ou presque) à ECS, le fournisseur résidentiel de gaz et d’électricité. Et si l’on parle d’évasion fiscale, c’est simplement parce que les marges prises par GDF Suez échappent au bilan comptable d’ECS, dont dépendent pas mal de communes belges (elles se partagent 40% des dividendes de la société). Le manque à gagner est donc double pour la Belgique: 1/ les communes perdent des dividendes (elles n’en ont d’ailleurs pas touché en 2012), et 2/ il y a moins d’impôts qui rentrent dans les caisses de l’Etat belge (car ils partent directement en France).

Le mois dernier, beaucoup d’incertitudes planaient au-dessus de ce dossier. L’on y voit aujourd’hui un peu plus clair.

1Le rapport de la Creg est-il fiable? Si, lors de la révélation de cette affaire, certains remettaient en cause l’indépendance des auteurs du rapport de la Creg (qui ont aujourd’hui quitté le régulateur), force est de constater que la nouvelle Creg a repris le dossier en main et est allée le défendre devant l’Inspection des Impôts il y a quelques jours. Une source proche du gouvernement précise d’ailleurs «que la problématique dénoncée est bien réelle».

D’autres témoignages qui nous reviennent prétendent par contre que les 500 millions annoncés dans le rapport initial sont «dans le haut de la fourchette», et que de nouveaux calculs basés sur des hypothèses moins défavorables ramènent le montant du potentiel délit entre 200 et 350 millions d’euros.

2Les politiques ont-ils joué leur rôle dans cette affaire? Le rapport initial de la Creg date du 28 juin 2013 et a été envoyé à trois membres du gouvernement fédéral: Melchior Wathelet, secrétaire d’Etat à l’Energie, Johan Vande Lanotte, ministre des Consommateurs, et John Crombez, secrétaire d’Etat à la fraude fiscale.

En pleine période de vacances, il faudra quelques semaines pour que ce rapport soit traité, mais le 30 septembre, Johan Vande Lanotte envoie un courrier officiel à John Crombez pour lui demander d’«examiner les constats posés» dans ce fameux rapport. Aussitôt dit, aussitôt fait. L’ISI ouvre une enquête le 2 octobre. Et les ministres précités, tous informés de l’ouverture de cette enquête, laissent naturellement les inspecteurs faire leur travail.

«En moyenne, ce genre d’enquête dure environ 6 mois», apprend-on à bonne source. On peut donc attendre les conclusions du rapport dès avril.

3Electrabel n’était-elle vraiment au courant de rien? Deux choses sont vérifiées: 1/Electrabel n’a pas reçu en juin dernier le rapport de la Creg, et 2/ la société n’a pas non plus été tenue au courant de l’ouverture d’une enquête, l’ISI ne prévenant jamais les intéressés en pareille circonstance. En revanche, il nous revient qu’Electrabel a été appelée à se justifier à la Creg dès septembre, qu’il y a eu divers échanges de courrier et même une rencontre entre les deux parties. Une source interne à Electrabel confirme d’ailleurs être au courant de l’existence du rapport depuis longtemps, sans pour autant l’avoir reçu. Précisons encore que, suite à sa récente demande, Electrabel a aujourd’hui bien reçu le rapport qui les incrimine.

4Saura-t-on un jour le fin fond de l’histoire? Peut-être pas. Si la fraude est confirmée par l’inspection des impôts, elle devra en informer GDF Suez qui aura alors un mois pour réagir. Si l’énergéticien français accepte de payer ce qu’on lui réclame sans sourciller, rien ne garantit que le public en sera informé, secret professionnel oblige, à moins d’une nouvelle fuite dans la presse. En revanche, si GDF Suez conteste la décision en justice, le différend se réglera sur la place publique, ou du moins sur les bancs d’un tribunal.

XAVIER COUNASSE

 

l’expert «Du détournement de biens sociaux»

XAVIER COUNASSE

Samedi 15 mars 2014

entretien

Eric De Keuleneer, professeur à Solvay (ULB) et administrateur indépendant chez Lampiris, revient sur cette potentielle «évasion fiscale».

GDF Suez qui se sucre le dos de sa filiale belge, c’est possible?

Oui. Avant la fusion avec GDF Suez, Electrabel avait négocié d’avantageux contrats en gaz sur le long terme indexés sur le prix du charbon. Aujourd’hui, il semble qu’Electrabel achète son gaz à GDF Suez à des prix très élevés, qui ne semblent pas tenir compte de ces anciens contrats favorables. Et en matière d’électricité, il est également probable que l’avantage économique des centrales nucléaires belges soit transféré à GDF Suez.

N’est-ce pas normal qu’une maison mère tente de rapatrier les profits en son sein?

Il y a des législations sur les prix de transfert. Ce n’est pas normal de transférer aussi simplement son bénéfice d’une société à l’autre pour optimiser sa fiscalité. On appelle ça du détournement de biens sociaux.

Electrabel qui affiche des pertes de plus de 100 millions en 2012, ça vous surprend?

Beaucoup. Electrabel dispose d’un outil de production électrique dont les coûts sont très faibles. Ils ont d’ailleurs toujours prétendu que la production nucléaire était la moins chère qui soit. Et il a été prouvé que ces outils de production à faible coût leur rapportaient un bénéfice annuel d’au moins 1,5 milliard. De plus, les tarifs qu’Electrabel proposait à ses clients étaient très élevés jusqu’en 2012. En additionnant une production à bas coût et une clientèle captive très rentable, on peut s’étonner que la société affiche des pertes en 2012 et qu’ECS n’ait pas rémunéré les communes comme attendu. Je ne peux pas affirmer qu’il y a fraude, mais il a suspicion.

Peut-on prouver ces suspicions?

Les communes devraient demander des audits. Le régulateur belge doit également pouvoir obtenir des informations précises sur ces anciens contrats d’approvisionnement, surtout pour une société qui a bénéficié d’un transfert de clientèle de la part des communes, et qui a donc une mission de service public. Le fisc doit également se pencher sur la question.

En 2012, Electrabel indexait encore largement ses tarifs sur le prix du pétrole. Cela a-t-il été bénéfique pour la société?

Les tarifs proposés aux clients étaient indexés non seulement sur le prix du pétrole mais aussi sur un indice «coût des matières», deux facteurs qui ont très peu de rapport avec la réalité des coûts de production. Cette indexation a permis à Electrabel d’augmenter ses tarifs régulièrement, sans qu’il y ait de vraie justification. Et malgré une marge de plus en plus généreuse sur les tarifs, on constate que les bénéfices déclarés par Electrabel se réduisent depuis 2005. Je disais en 2010 qu’Electrabel maquillait ses bénéfices depuis des années. La polémique sur les prix de transfert de 2012 ne fait que renforcer ma thèse.

X.C.

Posted by Eric De Keuleneer at 1:59