L’éthique et le profit

Au cours des siècles, le jugement porté sur le profit par les sociétés a évolué sans cesse. Encore aujourd’hui, on constate que ce jugement peut varier considérablement selon les régions, les circonstances et les individus concernés.

Pour comprendre ce phénomène, il est utile de rappeler quelques étapes majeures de la manière dont le profit a été considéré en Europe depuis le Moyen Age.

Jusqu’au XIIe siècle, on peut estimer que le profit est essentiellement perçu comme outil d’appropriation malhonnête, comme le résultat de la spéculation. Le code moral de l’époque ne le juge par mieux que le vol et il est désigné par l’Eglise avec méfiance, menant à l’état de péché mortel.

Progressivement pourtant, le Moyen Age apprend à tolérer le profit et crée une nouvelle catégorie de péché, le péché véniel. Le purgatoire, ingénieusement inventé dans le même temps, permet aux marchands de nuancer leur état de pécheurs dans un repentir idéal, à condition qu’ils paient ici-bas pour le salut de leur âme. Ainsi, même si le profit reste coupable, il est contrôlé et mieux accepté.

Au XVIIe siècle apparaît la morale calviniste, dont les marchands et les banquiers d’Amsterdam deviennent de fervents adeptes. Cette morale intègre dans la notion de vie vertueuse celle du profit marchand, pourvu qu’il ne soit pas recherché comme une fin en soi, ni comme une volonté avide d’enrichissement: l’argent du profit, désormais considéré comme un outil vertueux, doit être utilisé à faire le bien. Bon nombre d’historiens et d’économistes considèrent que cette éthique protestante, encourageant le profit issu de la prise de risques avisée et du travail honnête des marchands dans une économie libre, a été un formidable facteur du développement économique et commercial des Provinces Unies durant le XVIIe siècle, et ensuite de l’Angleterre, des Etats-Unis et du monde occidental par extension.

De vertu d’abord, le profit s’est aussi paré du rôle d’indicateur de succès et de performance.

A la fin du XVIIIe siècle, Adam Smith ira encore plus loin dans la justification morale du profit, affirmant que la recherche de l’intérêt individuel peut maximiser l’intérêt général grâce à la dynamique des marchés et à la capacité d’optimiser les mécanismes de prix et d’allocations de ressources. Le profit est ainsi reconnu comme un moteur essentiel à la création de richesses.

Un siècle plus tard, Karl Marx défend une théorie du profit selon laquelle la véritable création de richesse ne peut résulter que du travail de l’homme, le profit marchand n’étant rien d’autre, selon lui, qu’une appropriation de la plus-value créée par le travail humain au bénéfice du capital. Si certains estiment que cette théorie est inspirée de la morale traditionnelle, on peut certainement considérer qu’elle s’appuie sur une observation et une analyse attentives de l’économie anglaise de l’époque. Selon Marx, le profit est donc bel et bien une forme d’appropriation.

Chacune des positions évoquées ici a influencé les mentalités et les comportements à travers les siècles passés. Aujourd’hui, on constate que le profit est jugé fort différemment d’une culture à l’autre. Ainsi, le monde protestant continue à voir dans le profit une valeur positive, alors que le monde catholique et l’Islam le considèrent plutôt comme un mal plus ou moins nécessaire. Dans la culture asiatique, même si nous y décelons beaucoup d’ambiguïtés, le profit semble être aussi doté de valeurs positives.

Le pouvoir et le profit

Selon une maxime anglaise, le profit honnête vaut mieux que le vilain pouvoir.

Ceci ne doit pas nous faire oublier qu’il existe aussi de vilains profits liés au pouvoir. En effet, le profit peut résulter de la domination d’un marché, de privilèges et de spéculations. Ce type de profit a certainement existé à toutes les époques et est souvent issu du pouvoir. Ceux qui le recherchent n’apprécient pas, on le comprend, les marchés trop libres, ni la concurrence.

Or, rappelons-le, le Moyen Age européen a favorisé un type de profit que les marchands ont pu réaliser dans une liberté croissante. Ce profit marchand, qui rémunère le jugement opportun et la prise de risque avisée, a été et reste positif pour l’économie. Il suppose la liberté comme condition de développement, rend la liberté possible, et s’oppose aux abus de pouvoir.

Au sein des entreprises, et plus particulièrement au sein des entreprises dont les dirigeants ne sont pas des actionnaires importants, il est fréquent que les objectifs de pouvoir personnels prennent le pas sur les objectifs économiques, ce qui peut considérablement réduire l’efficacité attendue. Il s’agit là d’un problème d’ »agence »: les dirigeants sont les agents des actionnaires, mais il arrive que leurs objectifs et ceux de leurs mandats ne coïncident pas réellement. Les actionnaires dominants peuvent provoquer des problèmes similaires s’ils veulent exercer un pouvoir au détriment de l’entreprise et de ses autres actionnaires.

Afin de résoudre ce problème d’agence, il existe différentes mesures:

- l’ensemble des règles dites de Corporate Governance peuvent améliorer le fonctionnement des conseils d’administration des entreprises et leur capacité à contrôler les dirigeants. L’efficacité de ces règles est croissante, mais reste encore insuffisante;

- l’octroi aux dirigeants de stocks options permet de mieux faire converger leurs intérêts avec ceux des actionnaires. Toutefois, l’utilisation excessive et la trop grande concentration des stocks options peut provoquer des effets pervers, notamment une soumission abusive des dirigeants aux attentes à court terme des marchés financiers et l’apparition de niveaux de rémunération inattendus et parfois choquants;

- Les marchés financiers acquièrent un rôle déterminant dans le monitoring des dirigeants. Ce rôle donné aux marchés financiers et aux gestionnaires de fonds de pension fait apparaître un problème que l’on pourrait qualifier de nouveau problème d’agence, celui du manque de convergence entre les intérêts réels des bénéficiaires des fonds de pension -intérêts qui se mesurent dans un long terme- et les objectifs immédiats des gestionnaires de fonds, parfois victimes des effets de mode ou trop attirés par la facilité des investissements indexés. Ces défauts peuvent et doivent être corrigés.

Le profit dans l’avenir

Afin de s’assurer que le profit marchand reste réalisé dans un cadre de création de richesse, il est indispensable que l’économie de marché puisse survivre à la concentration capitaliste des pouvoirs. Pour cela, il est également indispensable que de bons mécanismes de sauvegarde de la concurrence permettent la subsistance d’une économie ouverte et compétitive.

Le profit est et restera sans doute encore longtemps un bon indicateur du succès des entreprises. Mais il ne faut pas pour cela que le profit résulte d’un pouvoir de domination sur les marchés et le risque est grand que le profit soit maximisé à trop court terme. Afin d’encourager la prise en compte du profit à long terme comme objectif des entreprises, il sera nécessaire que d’autres mesures de performance des entreprises soient examinées, dont celles de performance sociale, de valeur ajoutée économique ou de performance environnementale. Le rôle des fonds éthiques qui se développent dans plusieurs pays, sera certainement très intéressant à suivre. Il est également important que de nouvelles méthodes soient recherchées pour encourager les conseils d’administrations à définir les bons objectifs, à contrôler la manière dont les dirigeants poursuivent ces objectifs et la façon dont ils sont rémunérés.

Enfin, le problème d’agence que l’on peut attribuer aux dirigeants de fonds de pension et de fonds d’investissement devra certainement être aussi examiné.

Eric De Keuleneer

Posted by Eric De Keuleneer at 1:42